Les cloches sonnent joyeusement pour fêter la naissance de celui qui il y a près de 2000 ans est venu sur terre pour apporter la paix aux hommes de bonne volonté.


C'est Noël, et François qui se rend à la messe de minuit s'est arrêté dans la nuit pour écouter l'écho des cloches de son village. Son regard s'est porté tristement sur les ruines du clocher ainsi que sur celles des alentours que la lune détaille étrangement de sa lumière froide. Tout près, en dehors de la bourgade détruite, une cité de bois s'est édifié et une minuscule chapelle, qui contient à grand peine tous les fidèles, remplace la belle église d'autrefois. Deux cloches, miraculeusement échappées au désastre, ont été hissées sur une sorte de tréteau fait de lourds bois de charpente, et semblant renaître de la dévastation, elles chantent une fois de plus en ce Noël de 1947.


Et le vieux François, immobile, ne sentant pas le froid qui le pénètre, remue ses souvenirs. Tour à tour lui apparaissent les joyeux Noëls d'avant guerre, ceux d'avant la tourmente. Noël 39 avec toutes ses promesses de victoires. Noël sombre de 1940, la terre lorraine annexée gémissant sous la botte allemande. Ceux de 1940 et 1941, apportant chacun un peu d'espoir au coeur des opprimés. Puis celui de cette maudite année de 1943 qui lui avait enlevé "le gamin".


On avait bien tenté de le faire passer la frontière pour qu'il n'ai pas à endosser l'uniforme abhorré. Las, le lendemain, dénoncé, il se faisait prendre à quelques lieux de Pagny, et fut ramené pour être incorporé à l'armée allemande, loin de chez lui, en Poméranie. François rage et tremble encore au souvenir de cette veillée de Noël de 1943, il revoit le "feldgendarme" qui, après avoir frappé brutalement à sa porte, lui signifia sans ménagement son arrêt d'expulsion. Deux jours après, quittant son village, ses amis, délaissant tous ses biens, muni d'un maigre bagage, avec sa femme malade et en pleurs, il embarquait dans un sinistre convoi, en direction de la Haute Silésie. Les "Boches" entendaient lui faire payer chèrement la tentative d'évasion de son fils.


Une longue et triste année s’écoula dans ce pays lointain et hostile. Sa fidèle compagne, usée par le chagrin et minée par la maladie, s'est éteinte doucement. Elle repose dans cette terre étrangère, loin de son pays. Désormais, François est seul pour Noël 44 en ces terres perdues. Les rares nouvelles qui lui parviennent de son fils le démoralise davantage. Le petit gars souffre du froid et de faim dans les steppes glacées du front russe. Il se désespère de servir l'ennemi détesté. Il est devenu "Malgré-Nous" ! Quel triste Noël que celui là.


Enfin, c'est la délivrance, le retour vers la Lorraine. Il retrouve son pays atrocement déchiré. Il ne reconnaît plus son village, il a tout perdu, mais courageusement il se remet au travail car une petite flamme d'espérance brûle encore au fond de son être: le gamin. Il va revenir, ce sera sans doute pour Noël...


Noël 1945, les cloches sonnent joyeusement pour ceux qui se sont retrouvés après l'épreuve. Maintenant, seul dans son foyer détruit, François espère et attend patiemment son gars. Certes, Il n'a pas de nouvelles mais on dit qu'ils sont encore des milliers là-bas et qu'on va les rapatrier bientôt. Noël 1946...., Noël 1947 est là, François, un peu plus vieilli, un peu plus cassé attend toujours.


Les cloches se sont tues, on entend maintenant en sourdine, comme une musique céleste, l'harmonium et les voies claires des jeunes filles qui chantent Noël dans la chapelle de bois illuminée. François est toujours arrêté sur la petite place, comme pétrifié, la face tournée vers l'Est. Ses yeux regardent fixement, hagards, au loin, très loin. Dans le grand ciel noir et froid, à l'horizon,  il lui semble tout à coup apercevoir l'image de son fils qui brille là-haut comme une étoile. Ses bras se tendent vers le mirage, son coeur bat à tout rompre, puis gémissant, sourdement, le pauvre vieux s'effondre sur le sol gelé.

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On a retrouvé son cadavre raidi à la sortie de la messe de minuit..., et les cloches sonnaient Noël. Noël d'espérance pour ceux qui attendent encore.

Jules Watrin - "Le républicain Lorrain" (8/01/48)

Noël en Lorraine...,  Noël des disparus.