En 1886, le général Boulanger est ministre de la Guerre et Bismarck, chancelier en Allemagne. C'est alors que survient, le 20 avril, l'enlèvement du commissaire alsacien (français) Schnaebele sur ordre du commissaire alsacien (allemand) Gautsch...
Boulanger prépare la guerre. Ainsi, il a demandé à tous les commissaires de police le long de la frontière de l'Est de rester en liaison avec les espions français séjournant en Alsace-Lorraine de même qu'avec les partisans déclarés de la France. Guillaume Schnaebele est l'un des commissaires. Il est né en 1831 à Eckbolsheim. Après la guerre de 1870, il a opté pour la France. Ses états de service sont excellents. D'ailleurs, il a été fait chevalier de la Légion d'honneur. Habituellement coiffé d'un chapeau haut de forme, portant paletot, cet homme de constitution robuste est pour l'heure commissaire spécial à Pagny-sur-Moselle. Tout près de la frontière donc. De l'autre côté, son homologue allemand s'appelle Gautsch. Il est d'origine alsacienne comme Schnaebele mais à la différence de celui-ci, Gautsch a accepté de devenir sujet impérial allemand et qui plus est fonctionnaire de police du Reich. Justement, le 20 avril 1887, le commissaire Schnaebele se rend à un rendez-vous que lui a fixé Gautsch à la frontière franco-allemande. Il est deux heures de l'après-midi et le temps est frais. Schnaebele a donc revêtu un pardessus et marche d'un bon pas sur la route qui mène de Nancy (en France) à Metz (en Lorraine annexée). La route est déserte. Au loin, sur la gauche, deux ouvriers agricoles français les frères Gautier travaillent dans les vignes. De l'autre côté, en contrebas, des manoeuvres allemands s'activent sur une voie ferrée. Ils ne peuvent pas voir ce qui pourrait se passer sur la route. Voilà Schnaebele à proximité du poteau frontière français. Gautsch, son collègue allemand d'Ars-sur-Moselle, n'est pas encore arrivé. Schnaebele n'aime pas cela.
D'ailleurs, il n'aime pas non plus Gautsch ; il l'a traité un jour de renégat. L'autre, devant témoins, l'a accusé d'espionnage. Querelle d'Alsaciens... Il y a quelques jours, Gautsch lui avait écrit, histoire de s'entretenir avec lui d'une affaire privée. Schnaebele lui avait répondu que si c'était privé, il n'avait qu'à venir lui rendre visite à la maison à Pont-à-Mousson. Le 18, Gautsch est revenu à la charge : pour affaire administrative cette fois. Il s'agirait d'un poteau frontière allemand renversé. « Il faut que nous dressions ensemble un procès-verbal » disait la lettre de Gautsch. Ce que ne sait pas encore Schnaebele, c'est que plusieurs semaines plus tôt, le Reichsgericht de Leipzig a lancé contre lui un mandat d'arrêt pour espionnage à l'instigation de son collègue de l'autre bord. Pour l'heure, le commissaire français s'impatiente, fait quelques pas du côté allemand. Subitement, un homme en blouse grise surgit d'un fossé, salue Schnaebele puis se précipite sur lui, essayant de l'entraîner plus avant en territoire allemand. L'autre se débat avec succès mais doit bientôt faire face à un deuxième adversaire lui aussi vêtu d'une longue blouse grise. Le commissaire arrive à se dégager, regagne le territoire français, s'écrie en allemand : « Que me voulez-vous ? Je suis Guillaume Schnaebele, commissaire spécial à Pagny. Je suis ici chez moi ! Voilà la frontière!». Ses deux agresseurs ne l'écoutent pas ; finalement, ils arrivent à le terrasser et l'entraînent en Allemagne sans que les deux ouvriers agricoles français n'aient même esquissé un geste pour le défendre. Les six manoeuvres allemands alertés par les cris du Français arrivent en courant. Mais ce qu'ils voient les dissuade d'intervenir : les deux agresseurs enlèvent leurs blouses et arborent de superbes uniformes de policiers allemands. Et pour que tout soit parfaitement clair, ils passent les menottes à Schnaebele ! Celui-ci menottes au poignets est alors conduit à pied jusqu'au village de Novéant puis en train jusqu'à Metz. Là, il est jeté en prison et mis au secret.
En ce mercredi 20 avril, la nouvelle est vite connue à Paris : un télégramme expédié de Nancy donne tous les détails de cet incident de frontière particulièrement préoccupant. C'est que la paix est loin d'être assurée en Europe. Il n'est nulle question de réconciliation franco-allemande.
A Paris, c'est un gouvernement Goblet qui est aux affaires ; le président du conseil dirige directement le ministère de l'Intérieur. C'est donc à ce dernier titre qu'il ordonne le soir même au préfet de Meurthe-et-Moselle Schmerb (autre Alsacien ?) d'ouvrir une enquête administrative. Dans le même temps, Sarrie, ministre de la Justice, télégraphie au procureur général à Nancy Sadoul afin qu'il diligente une enquête d'ordre judiciaire. De son côté, Flourens, ministre des Affaires étrangères, mandate Herbette, l'ambassadeur à Berlin : qu'il demande une entrevue à Herbert von Bismarck, le fils du chancelier de fer, par ailleurs secrétaire d'Etat, qu'il s'informe afin de savoir s'il y a eu ou non violation de frontière par les agresseurs. Le lendemain de l'enlèvement deSchnaebele, la tension monte à Paris et à travers le pays. Les journaux français affirment que le commissaire a bel et bien été arrêté sur le territoire national et qu'il est accusé d'espionnage au profit de la France. Le surlendemain 23 avril, réunion de crise du conseil des ministres en présence du président de la République Jules Grévy. Goblet est très énervé ; Flourens rend compte du résultat des investigations du procureur Sadoul. On sait tout sur tout : les deux lettres de Gautsch à Schnaebele, etc. Goblet propose d'envoyer un ultimatum à l'Allemagne. Le général Boulanger, ministre de la Guerre, revient d'une tournée d'inspection dans les places de l'Est mais il se tait jusqu'au moment où tout naturellement Jules Grévy se tourne vers lui : que faut-il faire ? Le général lui tend alors simplement une feuille de papier et froidement lui dit : « Signez cet ordre, et, en 18 heures, notre frontière sera occupée par des troupes suffisantes pour repousser toute agression. En six jours, l'armée française se formera derrière elle ». La feuille de papier n'est autre qu'un ordre de mobilisation générale. Signer c'est s'engager dans un processus qui mènera forcément à la guerre.
Jules Grévy n'est peut-être pas un homme d'Etat étincelant, mais il fait preuve d'une profonde sagesse : il ne veut pas la guerre et il ne signe pas. Alors il déclare : « On ne peut pas envoyer un ultimatum au gouvernement allemand avant qu'il n'ait répondu à nos observations ». Le conseil des ministres se calme et décide finalement de faire parvenir au gouvernement allemand les résultats de l'enquête du procureur général Sadoul. Cette décision répond au voeu du chargé d'affaires allemand, M. von Lyden, qui remplace pour l'heure l'ambassadeur von Munster. Le même jour, en soirée, le rapport du préfet Schmerb est remis à Paris. Le préfet a fait perquisitionner au domicile de Schnaebele à Pont-à-Mousson de même qu'à son bureau. C'est ainsi qu'il est entré en possession des deux lettres de Gautsch à Schnaebele et qu'il a compris à quel point l'enlèvement était une affaire entre Alsaciens. L'on comprend aussi à Paris que les autorités impériales étaient dans l'ignorance de cette affaire. C'est l'intervention del'ambassadeur de France Herbette qui a, en fait, informé le gouvernement de Berlin de cette histoire dont il se serait, dit-il, bien passé. Le dimanche 26 avril, le président de la République est à son tour informé. Grévy s'exclame : « Voilà nos cartes et ce sont des atouts ». Il fait photographier les deux lettres de Gautsch qui prouvent bien que Schnaebele a été attiré dans un guet-apens. Les documents sont acheminés le jour même par courrier spécial à Berlin. Dans la capitale allemande, en ce 24 avril, l'on campe encore sur ses positions. Certes, selon l'agence Havas, « le gouvernementallemand affirme de nouveau son intention de relâcher M. Schnaebele dans le cas où la violation de frontière serait établie » mais les autorités judiciaires s'obstinent : le commissaire français a été arrêté en territoire allemand. Havas précise : « L'on aurait toutes les peines du monde à faire reconnaître au gouvernement allemand la force probante des témoignages recueillis du côté français et établissant la poursuite, au-delà de la frontière allemande de M. Schnaebele par les agents chargés de l'appréhender ». Dans la soirée du 25, l'ambassadeur français reçoit les photographies des lettres de Gautsch. Le lendemain, il se rend chez Herbert von Bismarck. Ce dernier à la vue de ces documents ne peut retenir un mouvement de surprise, mais à aucun moment il ne met en doute l'authenticité des pièces produites. La décision allemande tombe le jeudi 28 avril. Herbette est informé que le commissaire français sera libéré. Bismarck le chancelier ne reconnaît pas la violation de frontière mais il estime que la convocation de Gautsch constituait une sorte de sauf-conduit tacite. La note du chancelier rappelle que « les poursuites judiciaires dirigées contre M. Schnaebele rapportent au crime de haute trahison, commis sur le territoire allemand » mais, en conclusion, fait un aveu de taille : « Si, malgré ces faits, le soussigné a cru devoir demander à l'empereur la mise en liberté de M. Schnaebele, il a été conduit à agir ainsi en se fondant sur un principe du droit des gens d'après lequel il faut toujours considérer comme un véritable sauf-conduit l'invitation qui entraîne une violation de frontière dans le but de régler des questions administratives entre deux Etats voisins ». Le lendemain, Schnaebele est libéré. Devenu héros national, il est acclamé en gare de Pont-à-Mousson lorsqu'il prend le train pour Paris où il arrive dès le 30 avril. Ce n'est que par la suite que les membres du gouvernement français auront connaissance des réseaux d'espionnage mis en place par Boulanger, contre lequel d'ailleurs la presse allemande se déchaîne.
texte d’Edouard Boeglin - L’Alsace/Le Pays - 04/99
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En 2005, dans le cadre de l’arrivée du TGV à Pagny-sur-Moselle, il a été inauguré un pont “ Schnaebelé ” à Pagny sur Moselle.